La féminité, le seul Dieu valable
NATHALIE ROCAILLEUX PSYCHOLOGUE PSYCHANALYSTE 26 JANVIER 2015 À 17:26
TRIBUNE publiée sur libération.fr, page IDEES
La religion considère la femme comme une entité définitivement inférieure.
- La femme que je suis, profondément attachée aux valeurs républicaines, fervente gardienne de la laïcité, psychologue légitimement préoccupée du respect du rythme de chacun, se pose des questions sur la notion de tolérance. Je me pose la question de la légitimité à regarder s’éteindre des consciences au profit d’une certaine idée de Dieu, édictée il y a quatorze siècles par des scribes adroits, n’ayant jamais rencontré ni Jésus, ni Mahomet, encore moins Moïse, Adam, Eve ou la pauvre Lilith.
Et tout à coup, je n’ai plus envie du tout d’être indulgente avec les religions, avec la religion en général, ses textes, ses idéologies, ses dogmes. Je n’ai plus envie d’être complaisante parce que j’estime que la religion insulte l’intelligence humaine en considérant, dans tous ses textes, la femme comme une entité définitivement inférieure. Les textes religieux sont les seuls écrits ségrégationnistes qui sont encore admis au nom de la liberté absolue de conscience.
CONFUSIONS ENTRE IMAGINAIRE ET RÉEL
La religion est une caricature insultante pour les femmes qui n’amène, par ses paraboles, ni à réfléchir ni à rire, mais incite au contraire à y attacher une réalité. C’est l’humain qui est calomnié et jusqu’à l’idée symbolique de Dieu. Si nous considérons les textes religieux comme la toute première trace symbolique formant les premières règles pour «vivre ensemble», nous pouvons penser qu’ils portent une part de «sacré» pour l’humanité. De même que les mythologies antiques.
- Au-delà des symboles, il n’est pas satisfaisant, au XXIe siècle, de tolérer sans rien y faire, ces confusions entre imaginaire et réel qui rendent le monde malade. Car cela démontre, après les Lumières, et les immenses découvertes scientifiques, la crise de discernement de notre siècle, son incapacité à s’adapter, et son déni de responsabilité. Cette humanité-là est bien malade de quelque chose, d’une crise d’estime de soi, d’une peur de grandir. Gardons-nous de juger mais analysons, travaillons depuis ces textes pour que l’entrée «paix et lien» ne serve plus jamais de prétexte au versant «mépris et violences».
Des femmes vivent tous les jours, au nom de la religion, des barbaries terrifiantes. Alors, j’ai envie de dire à cet auditoire : «Ton Dieu n’existe pas !». Je sais que la pilule est difficile à avaler et je sais aussi votre drame : le paradis perdu, il n’y a rien de pire ! Mais examinez ce qui vous survivra : l’amour, l’empathie, l’éducation transmise, l’aptitude au bonheur, un peu de vos gènes, pas mal de plaisir, du sens, une œuvre… Cette régression, cette dévotion au religieux, démontrent une cruelle angoisse de perte de pouvoir… masculin. Phallocrate. Sans Dieu, l’homme viril qui a abandonné l’éducation des jeunes aux mains des femmes, n’a plus de pouvoir sur le monde. Alors, il récupère l’idée de Dieu pour maîtriser la femme, jouir d’elle et l’établir en servitude volontaire. Et tout, dans les textes, est fait pour parvenir à ce but ultime.
«RELIGION» SIGNIFIE «RELIER»
- Je préfère opposer la virilité à la féminité sans cliver des personnes en catégories de genre. Bien des femmes ont une agressivité virile et de plus en plus d’hommes sont porteurs d’adoucissement du monde, de lien égalitaire aux autres, de soins, de toutes ces qualités attribuées à la féminité. La féminité, si elle s’invente un Dieu, ce sera pour compenser une carence d’amour. La virilité, c’est pour se donner l’illusion de la puissance. Mais «religion», ça signifie «relier».
- La seule «religion» valable, c’est l’idée d’une relation apaisée, c’est la tolérance mutuelle, c’est l’idée d’une concorde, d’un respect absolu de l’autre, de ses différences et de son environnement, d’un devenir possible ensemble qui dépassera nos particularismes sans les abolir. Le reste n’est que rapport de force, dominateur, exploiteur, de jouissance, d’instrumentalisation, qui devrait être révolu.
- Le seul Dieu valable, c’est le hasard. C’est surtout la puissance de la raison humaine. C’est la façon dont cette raison se déploiera pour améliorer le vivre ensemble et mettre toute l’humanité en lien acceptable. La féminité, c’est le seul Dieu valable.
Nathalie ROCAILLEUX Psychologue psychanalyste
Platonov, applaudir pour se consoler
MARIE DARRIEUSSECQ -23 JANVIER 2015 À 19:26
- Alors, je vais au théâtre, comme il était prévu. J’ai le cœur gros et ça ne passe pas. C’est le troisième Platonov que je vois. Le premier, j’avais 20 ans. La vie, la mort, l’amour : «Je souffre ! – Moi aussi !» Tous ces Russes à expliquer le monde depuis leur isba chic, j’en étais sortie tchekhovienne. Le deuxième Platonov fut une déception : mal mise en scène, la pièce n’est que platitudes à la vodka.
- Mais samedi dernier, au théâtre de la Colline, Emmanuelle Devos parfaite, traduction forte de Markowitz, bonnes coupes, bonne troupe : je réentends le texte. Il parle d’aujourd’hui, de ce terrible mois de janvier. J’avais oublié que c’est dans Platonov qu’est la phrase : «Il faut enterrer les morts et réparer les vivants.» Silence complet dans la salle. Cinq cents personnes à penser aux dix-sept morts des attentats. Ou faut-il dire les vingt morts, en comptant les tueurs. Et compter les deux mille morts du seul week-end au Nigeria. Et la Syrie, et l’Irak, et la Libye. Et nous dans ce théâtre, à penser aussi aux blessés de Charlie. Et à nos réparations de fortune, au brouhaha de ces jours-ci, à nous, blessés de la République, blessés dans nos rêves, dans notre angélisme peut-être. Et cette phrase géniale dans Platonov : «Je suis si seul et vous êtes si nombreux»… Elle peut prêter à rire ; là, elle donnait à penser. En une phrase, l’expérience intérieure des 7 milliards de Terriens (1,5 milliard au moment où Tchekhov écrit, en 1878). Et chez ce fou de Platonov, il y avait aussi des moments d’un vrai comique, d’un comique «irresponsable», et Charlie de nouveau agitait son grelot. A la fin de la pièce, ovation, et je repensais aux vagues d’applaudissements dans la manifestation du 11 janvier.
- Une manif sans gueuler, c’était troublant. Une manif de ferveur nationale où on disait merci aux flics. Moi, je ne peux pas chanter la Marseillaise. Alors applaudir. C’était bien. La vague venait du fond du boulevard et on la prenait, on la surfait. Le convoi en était moins funéraire. On applaudit pour se consoler. Je ne sais plus quel grand critique de théâtre a dit ça. Platonov une balle dans la poitrine gît devant nous, tué par bêtise, il dit : «Qu’est-ce que ça veut dire ?» Sa fameuse dernière phrase. Et toute la salle applaudit, applaudit pour se consoler. On se sent moins seul, on se sent nombreux, on devient légion. Platonov Charlie, Platonov juif, Platonov humain et paumé mais qui voulait pas crever.
- Dans la nuit du mercredi 7 janvier, j’ai écrit à plusieurs amis de tradition musulmane de par le monde, ils ont tous répondu solidaires, même ceux qui sont très pieux ; ces amis de New York, Paris, Beyrouth, Londres, si éduqués, si amoureux de la vie. Nous nous ressemblons, les fameux «modérés», nous pour qui la mesure des jours est aussi la mesure de nos propos, de nos gestes, nous qui n’imposons pas nos raisons. Et mes copains nigériens, de la classe moyenne indéfiniment émergente. Leur solidarité les premiers jours, leur horreur du massacre, et leur désarroi la semaine suivante devant la une du nouveau Charlie. Eux qui espéraient réclamer plus de liberté d’expression se retrouvent dans une position intenable dans leur pays.
- Charlie Hebdo n’a jamais eu pour propos d’être un journal mondialement connu, il a débordé de son biotope, et les images sont dans les mains de gens qui n’ont pas les moyens de les décrypter. Et Charlie devient à Niamey l’autre nom de Satan. Y a-t-il une mesure à la laïcité ? Ces nuits fébriles, j’ai aussi écrit pour la presse étrangère – scandinave, japonaise et sud-américaine, pas la plus «difficile» – des articles pédagogiques, pour expliquer Charlie, leur histoire, ce rire.
- Avec les retours des rédactions et les difficultés de traduction, je me disais : la laïcité, terriblement française ou pas, il faut tenir bon. Notre patrimoine national, ils ont touché à ça. En ciblant Charlie et des juifs. Expliquer et tenir bon. Et les jours d’après, lisant la presse d’ici et d’ailleurs, le bruit, le bruit, et moi les bras au ciel vide criant avec les autres. Déconcentrée. Alors que toutes les phrases de Platonov sont teintées par – comment appeler ça ? par l’actualité ? Les grands textes sont des baleines qui avalent le monde. Ils resurgissent exactement au présent. Jet de la baleine Platonov. Nous dans les vagues et les remous.
- Après Tchekhov, je me raccroche à Walter Benjamin. Ses Thèses sur le concept d’histoire, écrites quelques mois avant de se suicider, coincé par tous les fascismes. «Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté.» Lisez, il est en libre accès sur Internet, avec tout le reste.
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.
Marie DARRIEUSSECQ
http://www.liberation.fr/debats,18